Quand on voit un homme qui traverse, sans se presser, la foule des voitures du boulevard Montmartre, qui fait sa carte au restaurant en une minute, qui connaît le bureau de tabac où on trouve les meilleurs cigares, qui sait les nouvelles avant d'avoir lu les journaux et qui appelle tout le monde «cher ami»; quand on l'a reconnu pour un être d'habitude sceptique mais susceptible d'un fol enthousiasme; d'un dynamisme étonnant mais toujours prêt pour une flânerie; négligé mais élégant; bienveillant mais égoïste; sympathique en somme et aimable malgré ses vices,- on dit de lui: «C'est un Parisien». On le dit et on se trompe: ce n'est qu'un homme qui vit à Paris et si on l'interroge sur son origine on est surpris d'apprendre qu'il est de Besançon ou de Grenoble... Mais un vrai Parisien, né à Paris de parents Parisiens eux-mêmes, ayant grandi là et y ayant passé presque toute sa vie, c'est une exception. Ce Parisien-là pourra ressembler à l'autre, décrit au début, mais il y aura entre eux une différence essentielle. Le provincial importé dans une grande ville s'y plaira et y restera parce qu'il y mène une vie agréable, parce qu'il y contente ses ambitions, parce qu'il y satisfait ses besoins de plaisir; mais, au fond du coeur, il voit cette grande ville toujours comme un champ de bataille, une auberge et un mauvais lieu; et s'il a du chagrin, s'il ressent de la fatigue, s'il tombe malade, c'est à sa ville natale, c'est à sa province lointaine qu'il ira demander la consolation, le repos ou la santé. Le vrai Parisien, au contraire, aimera Paris comme une patrie; c'est là que l'attachent les invisibles chaînes du coeur et s'il est forcé de s'éloigner pour un peu de temps, il éprouvera, comme Madame de Staël, la nostalgie de son ruisseau de la rue du Bac. Il faut dire que les étrangers n'aiment pas beaucoup les Parisiens. Pour que les Britanniques sachent tenir la tête aux Parisiens peu aimables, le journal anglais «Times» a demandé à M. Philip Jacobson, correspondant à Paris depuis deux ans, de donner quelques conseils utiles pour ceux qui viennent dans cette ville. Ecoutons-le. «Surtout, ne vous laissez pas intimider; bien sûr, c'est difficile car le Parisien pratique depuis l'enfance l'art de l'intimidation. Les garçons des cafés sont hautains, les vendeurs indifférents. Les touristes perdus dans les rues de Paris et qui demandent leur chemin, sont regardés avec hostilité. Ne soyez pas surpris si «J'suis pas un plan, moi» est la seule explication que vous obtenez. Si vous vous sentez malmenés par les Parisiens, adressez-vous aux Français de province: ils sont vus avec autant de mépris que vous par leurs compatriotes, ils vont vous aider. N'hésitez pas à les suivre dans le choix d'un bistro, ils ont souvent du nez pour trouver une bonne table pas trop chère. Et n'oubliez pas d'écouter les chauffeurs de taxi de Paris, chacun a ses merveilleuses histoires». En parlant des Parisiens M. Jacobson développe sa propre théorie: «Sous des dehors légendairement rudes, les Parisiens sont en fait timides. Devant une revendication justifiée, ils reculent et reconnaissent leur erreur. Et n'oubliez surtout pas de commencer chacune de vos phrases par «Excusez-moi de vous déranger. Madame (Monsieur. Mademoiselle)», c'est un merveilleux sésame!» Et encore un trait typique des Parisiens: tous, ils pensent avoir des privilèges que le monde entier leur envie. Ce sont: leur 96 musées, leur 20 000 restaurants, cafés et night-clubs, leur 93 théâtres et 32 cafés-théâtres, leur 400 écrans de cinéma, le plus grand écran hémisphérique du monde à la Géode, la Cinémathèque, la Vidéothèque, le Palais de Tokyo, près de 400 galeries d'art, la pyramide du Louvre, «La Joconde», le pompiérisme grisant du Musée d'Orsay, le coucher de soleil sur le Pont des Arts, l'île Saint-Louis au crépuscule, le grand escalier du Café Costes, les toilettes des Dames au Café Beaubourg, le spectacle de la rue de la terrasse du Comptoir, le petit zinc du coin de la rue, la Fête du Cinéma, la Fête de la Musique, l'Orchestre national de Jazz, les vitrines de l'avenue Montaigne, les soldes chez Hermès, Inès de la Fressange, les croisières de la Bastille à la Villette, un coktail à la mezzanine du Croixement au parc de la Villette, les épiceries arabes, la rue des Rosiers, tous les parfums de l'Inde réunis passage Brady, les Coiffeurs afros boulevard de Strasbourg, le Balajo, les autobus à plate-forme, les Négresses vertes, les concerts de midi au Châtelet et au Grand Louvre.
(Î. Petrenko "le Français") |